19 février 1998

L'artiste et la société

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Artistes vs commanditaires
Un policier me confiait un jour que dans une bagarre de rue, avant même que le combat ne débute, l'un des adversaires a déjà accepté la défaite. On pourrait même dire, ajoutait-il, qu'il a décidé de perdre. Autant en finir au plus vite...

C'est en me rappelant cette réflexion que j'essayais de comprendre un incident dont j'ai été témoin cette semaine. Restez calmes, il n'y aura pas de sang à la une; l'incident en question ne mettait aux prises que quelques étudiants en art et leurs commanditaires lors d'un concours de sculpture sur neige dont j'étais un des membres du jury :

Dans le cadre du Carnaval de Québec, le concours de sculpture sur neige organisé par la Chambre de commerce régionale de Sainte-Foy s'est déroulé dans la joie et la bonne humeur sauf pour quelques participants à qui on avait vraisemblablement oublié d'attribuer un thème pour leur sculpture. Considérant le sujet libre, certains commanditaires, confondantsculpture et publicité, profitèrent de l'occasion pour essayer de convaincre les jeunes artistes de sculpter leur logo en grande dimension. Vous imaginez sans doute la suite. Insatisfaction de part et d'autre. Frustrations, refus, prises de becs. Sombre histoire...

Je ne connais pas le détail des récriminations réciproques, mais il semble que les jeunes sculpteurs se soient finalement réconciliés avec leurs mentors puisqu'au moment fixé pour le jugement, toutes les sculptures, par ailleurs fort belles, étaient terminées.

Les étudiants ont donc encaissé leur chèque et participé joyeusement à la remise des prix. Deux jours plus tard cependant, certains se sont plaints par écrit d'un commerçant qui avait refusé deux projets et d'un autre qui avait imposé le logo de son entreprise comme thème. La lettre non signée eut pour effet de refroidir temporairement l'enthousiasme des organisateurs sans heureusement remettre en question l'existence du concours pour les années à venir.

Fin de l'événement.

L'histoire de l'art est jalonnée de récits de négociations célèbres entre bâilleurs de fonds et artistes, échanges de vues qui se sont parfois terminés par des échanges de coups. On se souvient de la gifle du Pape sur la joue de Michel-Ange. On se souvient moins de Nicola (ou était-ce Giovanni?) Pisano, éternel retardataire qui fut comdamné au XIIIe siècle à être enchaîné à sa sculpture jusqu'à la fin des travaux pour garantir le respect des termes du contrat. Le grand Rodin lui-même a connu son lot de tracasseries avec ses commanditaires; il faut avouer qu'il avait lui aussi une notion plutôt élastique de l'échéance.

Dans tous ces cas célèbres, les combats (les affaires, c'est la guerre, disent les Japonais) entre l'artiste et ses clients n'ont pas réussi à mettre en danger la qualité de l'oeuvre. Et dans ces combats, mieux vaut partir armé d'arguments.

Encore faut-il savoir qu'il y aura un combat
Dans le cas qui m'occupe, la réaction des jeunes étudiants est intéressante car elle mime déjà un comportement que j'ai remarqué assez souvent chez les plus âgés. Les étudiants sculpteurs ont été surpris, vexés par des demandes des commanditaires. Habitués à travailler comme si le client n'existait pas, convaincus que de toutes façons, ça ne se vendra pas (voir ma chronique les oeuvres d'art sont-elles trop chères ?), ils n'ont jamais envisagé qu'ils auraient à convaincre quelqu'un du bien fondé de leur proposition. De bonne foi ils ont pensé qu'elle allait de soi puisqu'elle venait d'eux-mêmes.

Leur conviction s'explique en partie par leur formation qui néglige manifestement l'aspect commercial de l'entreprise culturelle et par l'évolution de la fonction de l'artiste dans la société depuis une centaine d'années. Dans le domaine du commerce de l'art, le jeu de l'offre et de la demande s'est transformé : en gagnant l'absolue liberté de s'exprimer ou d'explorer le monde à sa manière, l'artiste contemporain a perdu peu à peu les commandes de clients qui garantissaient jadis son pain et son beurre.

Seuls les artistes dits commerciaux se préoccupent des goûts du public. Les artistes engagés dans une démarche sans compromis, plus introspective, ou dans une quête de sens, espèrent, sans s'inquiéter pour autant, que leur travail trouvera écho dans un public pour lequel ils n'ont par ailleurs aucune sollicitude.

Peu préparés à négocier avec un client dont ils niaient l'existence jusqu'à présent, il semble que les jeunes soient quand même arrivés à un compromis puisque les sculptures ont été achevées au grand plaisir des organisateurs et des visiteurs.

Dans le cadre d'un carnaval populaire, un concours de sculpture sur neige implique bien sûr un produit attendu. Une sculpture carnavalesque. En quelque sorte, c'est un art appliqué. Certains participants à qui j'ai parlé ont compris que ce n'était pas l'endroit ni le moment pour "réinvestir la praxis et déconstruire assertoriquement le support" (!). Léonard de Vinci lui-même ne décorait-il pas la salle de bal et ne coiffait-il pas les dames avant la fête où il chantait ses compositions en s'accompagnant du luth...

Faire et montrer
Il est évident que l'acte de faire et l'acte de montrer sont deux actes différents. Il serait assez ridicule d'imaginer un artiste peignant dans son atelier tout en surveillant du coin de l'oeil la fluctuation du prix de ses tableaux sur Internet. En même temps, il est assez surprenant de voir les artistes travailler comme si marché de l'art ne les concernait pas.

Or, les artistes visuels sont, c'est démontré, les plus pauvres parmi les artistes. Non seulement ils ne vendent pas beaucoup mais la production de leurs oeuvres coûte cher. Atelier, matériaux, outils etc. La plupart dépendent d'un autre emploi pour survivre et faire vivre leur atelier. (voir ma chronique de février 1997: Faut-il subventionner la production artistique?)

Contrairement aux artistes dits commerciaux qui sont fiers de leurs ventes qu'ils considèrent à juste titre comme une preuve de leur popularité, les artistes dits contemporains sont fiers de la liberté que leur apporte un autre emploi : "Je ne suis pas obligé de me prostituer pour vivre". Certains développent à l'égard de l'argent un comportement assez ambigu. L'argent, dans certains milieux artistiques, est tabou quand il n'est pas suspect.

Résignés à ne pas vendre, plusieurs artistes en sont venus à considérer les bourses et les subventions comme des succédanés de la vente. Pire : comme preuve de la valeur de leur travail, de leur avant-gardisme sinon de leur importance et de leur popularité auprès de l'establishment culturel composé en grande partie de gens qui pensent comme eux. Pour certains, ces subventions et ces bourses sont d'ailleurs les seules sources de revenus artistiques. Ils considèrent que ces subventions leur sont dûes du seul fait qu'ils sont artistes professionnels pleinement engagés dans une démarche sincère de création personnelle. Ils sont plus enclins à chercher ce que les programmes de subventions peuvent leur apporter que déterminés à se battre pour faire reconnaître leur contribution au développement culturel de la nation. Développant ainsi un comportement de quémandeur, voire d'assisté culturel, il n'est pas surprenant que ces artistes n'aient aucune stratégie de mise en marché véritable.

Quand le Ministère de la Culture coupe les subventions statutaires aux centres d'artistes, ceux-ci se retrouvent devant rien, n'ayant pas, eux non plus, préparé de plan d'intégration aux autres sphères de la culture occupées par la science, la finance, l'industrie et le commerce.

Partir perdant
Dans un combat dont l'enjeu est la survie, ceux qui pensent que l'important c'est de participer sont comdamnés à rester assis sur le banc des perdants.

© Richard Ste-Marie
Février 1998

Philip Iverson
17e Symposium international
de peinture de Baie-Saint-Paul
(1999)

Le M.A.L.
(Mouvement pour les Arts et les Lettres)
et le financement public