3 décembre 2004

L'œuvre d'art du siècle
Devant Matisse et Picasso, 500 professionnels des arts ont choisi Fontaine,
de Marcel Duchamp, comme emblème du XXe siècle
(Bernard Lamarche et Stéphane Baillargeon, Le Devoir, 3 décembre 2004)

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«Quels professionnels?» me suis-je d'abord demandé en voyant ce titre.

Sans doute ceux que j'ai fréquentés toute ma vie dans les universités où j'ai enseigné, dans les galeries, les centres d'artistes ou les musées où j'ai exposé. C'est-à-dire tous ces artistes, ces professeurs, ces historiens, ces théoriciens, ces conservateurs, ces critiques et ces marchands d'art : tous membres de l'establishment culturel, ici comme ailleurs.

Puis, m'est venue à l'esprit une autre question que je posais souvent à mes étudiants universitaires : «Dans un congrès de juges, de policiers et de procureurs, quel criminel serait choisi ''criminel de l'année''?». Sans aucun doute un de ceux qu'ils auraient capturés, jugés et comdamnés. Il en serait tout autrement dans un congrès de Hell's Angels : le nom du candidat choisi surprendrait tout le monde, s'agissant sans doute de quelqu'un que les vénérables membres de la magistrature et de la police ne connaissent pas du tout, et pour cause, puisqu'il n'aurait jamais été appréhendé tant il est bon. Voyez là toute la différence entre un jury d'experts et un jury de pairs.

Je n'ai jamais partagé l'opinion de mes collègues universitaires ou autres qu'il n'y ait qu'un gain à ce que Marcel Duchamp, avec ses ready-made, ouvre un champ de liberté jusque là inexploré par les artistes visuels. Il faut y voir quant à moi la porte ouverte vers un foutoir intellectuel autant que visuel où tout est bon pourvu que ce «tout» procède d'un CHOIX de l'artiste :

«Que M. Mutt (pseudonyme de Duchamp pour l'occasion) ait fait ou non la fontaine de ses mains n'a aucune importance (explique Duchamp dans The Blind Man). Il a CHOISI. Il a pris un article ordinaire de la vie, l'a disposé de façon à ce que sa signification utilitaire disparaisse sous un nouveau titre et un nouveau point de vue.»
(Le Devoir, 3 décembre 2004)

Évidemment, il faut accorder à Duchamp le mérite d'avoir ainsi annoncé plus d'un demi-siècle avant tout le monde le postmodernisme en arts visuels. Cette théorie qui postule que toute appropriation (d'une image, d'un objet) est honnête puisqu'elle est une parodie et qu'elle manifeste une critique sociale ou artistique légitime. Comme l'explique Martha Buskirk dans son article Appropriation Under the Gun paru dans le numéro de juin 1992 de la revue Art in America : dans la pensée postmoderne, l'appropriation d'images provenant des mass media constitue le pivot central d'une stratégie de recontextualisation critique de l'objet. Une image connue (ou ici, un objet usuel) replacée dans un nouveau contexte force, pour ainsi dire, le spectateur à reconsidérer les effets de sens et l'aide à comprendre que toute signification est, en fait, construction.

Pour ma part, j'aime mieux la définition de mon regretté collègue, Ulysse Comtois, qui affirmait que le postmodernisme en art est, excusez l'expression, un «bandage de pisse». Il y a bel et bien érection, mais pas pour le motif le plus noble. Et j'ai toujours considéré que mes collègues postmodernes et usurpateurs souffraient, en fait, de panne d'inspiration et que leur œuvre témoignait avec plus ou moins d'éloquence de leur angoisse d'impuissants.

Peu importe que l'anticonformiste Duchamp ait d'abord voulu tester le système de l'art en proposant l'urinoir dans un salon new-yorkais en 1917; le choix des 500 experts atteste maintenant que ce système a assimilé l'objet en le plaçant au dessus de tous comme emblème. Belle récupération : blasphémer à l'église prouve que vous êtes croyant.

Pour demeurer dans le domaine de la foi, si, au Musée des beaux-arts du Canada vous vous vous recueillez pieusement devant Fontaine de Marcel Duchamp, sachez que vous n'admirez pas un objet, vous contemplez une idée.

© Richard Ste-Marie 03/12/04

 


L'emblème du XXe siècle
(Photo: AFP)

Quelques sites intéressants :

Marcel Duchamp
Les ready-made de Duchamp

«Vous n'admirez pas un objet,
vous contemplez une idée»