La force

Camille Claudel

En 1883, Camille Claudel arrive à Paris. C'est une jeune femme cultivée, décidée et choyée par sa famille qu'elle a contraint à déménager pour poursuivre sa formation de sculpteur. Elle est belle, les yeux bleus comme on n'en voit que dans les romans, affirme son frère Paul; aujourd'hui on dirait «au cinéma». Ses cheveux sont de la couleur que les anglais appellent auburn. Elle a ausi un petit défaut à la hanche qui la fait claudiquer très légèrement.

Elle prend des leçons de sculpture d'Alfred Boucher. Ce dernier, qui doit s'absenter pour quelque temps confie son élève à Rodin, c'est leur première rencontre officielle car ils se sont déjà rencontrés deux ans auparavant. Rodin ne tarde pas à reconnaître son immense talent et l'engage pour modeler des pieds et des mains dans ses ateliers. Elle devient rapidement praticienne car elle se surpasse dans la sculpture en taille directe dans la pierre. Elle sert de modèle à l'occasion et peu à peu, la relation professionnelle se change en union passionnée. Elle a vingt ans et lui quarante-trois.

Rodin est littéralement subjugué par cette femme volontaire et intransigeante, il lui accorde beaucoup d'autorité dans sa vie et dans son atelier. Les rôles qu'ils se partagent dans le couple font penser aux observateurs que c'est lui qui est devenu le petit frère, gauche dans sa relation, incapable de prendre des décisions sans son approbation.

Rodin n'est plus seul, il a trouvé un sculpteur qui partage ses vues sur l'art. Plus qu'une collaboratrice, c'est un égal « clairvoyant et sagace » qu'il consulte sur tout. Il en devient dépendant et passionnément amoureux.

Ses sculptures de cette époque sont toutes empreintes d'une forte sensualité, n'oublions pas que c'est l'époque de la création de la Porte de l'Enfer, et les deux sculpteurs travaillent à l'unisson, se répondant l'un et l'autre par des sculptures qui illustrent mutuellement leur union.

Le Baiser de Rodin et Sakoutala de Claudel montrent un (leur) couple amoureux avec des différences que Paul Claudel a noté dans ses écrits. Selon ce dernieri, le Baiser est l'expression de la puissance de l'homme qui s'est littéralement attablé à la femme, couple bien vivant et charnel, en train de livrer la marchandise. Sakoutala, de Camille, appelé aussi L'Abandon est au contraire l'expression de la grâce, de l'âme inspiratrice, couple où la chair sacrée est placée à un niveau supérieur, plus chaste et spirituel.

La différence d'âge et de culture, Camille est beaucoup plus cultivée qu'Auguste, les infidélités de Rodin, son ambivalence face à Rose et Camille, tout concourt de plus en plus à les séparer. Une amie de Camille qui sert d'intermédiaire à Rodin quand elle le fuit avouera que Camille a eu deux enfants de Rodin, dont il a payé les études mais qu'il a toujours refusé de reconnaître. Elle et lui ont d'autres projets que d'être père et mère de famille. Leur union va être intermittente, et l'emprise de Camille sur Rodin durera de quatre à cinq ans au total sur dix ans. Lui se morfond sans elle; elle boude ses éternelles infidélités, le fait languir, revient, se chamaille avec Rose, (on a parlé de coups de feu).

De plus, Camille montre les premiers symptomes d'une tendance à la persécution. Elle devient méchante quand elle se moque du collage, c'était le terme à l'époque pour concubinage, de Rodin et de Rose en faisant des dessins où on voit Rose et Auguste collés par les fesses : «ben vrai, ce que ça tient !»

Camille sent que Rose prend le dessus et que Rodin ne la quittera vraisemblablement jamais. Camille avait tout misé et tout s'écroule. Leur union s'achève alors comme elle a commencé, étape par étape.

Elle s'enferme pendant des mois, sans recevoir, sans parler. Elle accuse Rodin de plagiat et de vol. Elle travaille pendant des mois puis détruit tout ce qu'elle a fait. Passe de la gaieté la plus folle au désespoir. Part des mois sans laisser d'adresse.

Rodin tente secrètement de lui faire parvenir de l'argent, elle refuse toute aide. Il fait acheter des sculptures par l'entremise d'amis, lui fait parvenir 500 francs par le biais du ministère, l'aide en coulisse.

De retour de Chine où il occupe un poste dans l'administration, son frère Paul la retrouve délirante tout-à-fait. Elle est devenue la honte de la famille qui ne s'en occupe pas. Après la mort de son père en 1913, Camille sera internée dans une maison de santé. Rodin tente alors de la visiter, mais l'autorisation qui lui avait été accordée lui est finalement refusée. Dans un deuxième établissement où elle a été transférée, elle reprend un peu de travail. Le psychiâtre offre de la remettre dans sa famille qui refuse. Pendant les trente ans qu'elle sera enfermée, jamais sa soeur ni sa mère n'iront la visiter.

Elle, pour sa part reste apparemment lucide et calme, malgré la perte de son art.

« Tout ce qui m'est arrivé, dira-t-elle, est plus qu'un roman, c'est une épopée, l'Iliade et l'Odyssée, et il faudrait un Homère pour la raconter. Je ne l'entreprendrai pas aujourd'hui et je ne veux pas vous attrister. Je suis tombée dans un gouffre. Je vis dans un monde si curieux, si étrange. Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar. »

Paul Claudel parlait d'elle au passé, comme si elle était déjà morte, et exhortait les jeunes à rester loin de l'exercice de l'art, ce métier dangereux.

Elle mourut le 19 octobre 1943 et fut enterrée dans la section du cimetierre réservée aux patients de l'hôpital. Quand la famille voulut lui donner une sépulture plus digne d'elle, elle apprit que la tombe n'existait plus. Ironie du sort, les sculptures les plus célèbres de Camille Claudel sont exposées au Musée Rodin, dans une salle réservée pour elle.

Le buste de Victor Hugo
Afin de couper court aux accusations de surmoulage qui persistent, après tout, la Porte n'a été vue que des quelques visiteurs qui se sont rendus à l'atelier de Rodin, Edmond Bazire, rédacteur à l'Intransigeant et défenseur de Rodin lui suggère en 1883 d'exécuter le buste de Victor Hugo. Nul ne pourra prétendre, en effet, que ce personnage se prêtera à une opération si odieusement reprochée. Incidemment, c'est Bazire qui avait organisé la fête pour l'entrée dans sa huitième décennie du grand Hugo. 600,000 personnes avaient alors déambulé devant la maison de l'écrivain, dans un hommage sans précédent.

Rodin est intimidé par celui qu'il considère comme un monstre sacré, un titan :

- Mais, je ne le connais pas !

- Dans six mois vous le connaîtrez et vous aurez fait son buste.

Hugo qui vient de subir 38 séances de pose pour le sculpteur Villain n'est pas très emballé par le projet. Il déclare à Rodin :

- Non, je ne puis pas vous promettre de poser. Ma maison vous est ouverte. Je serai charmé de vous recevoir. Venez déjeuner. Venez dîner, vous prendrez des croquis comme on prend des notes. Et vous verrez, cela vous suffira.

Rodin essaye d'obtenir de meilleures conditions de travail en plaidant sa cause auprès de Jeanne Hugo. Mais le maître est inébranlable : « qu'il vienne me voir tant qu'il voudra, je ne poserai pas, je ne veux même pas voir de crayon. »

Dès le premier dîner, Rodin renverse son verre. La famille tente d'aider Rodin en le plaçant tantôt à droite, tantôt à gauche ou devant l'écrivain. Pendant quatre mois, Rodin sera presqu'à tous les soirs à la table de Hugo qui recoit une douzaine de personnes à dîner. Profitant de l'enseignement de Lecoq de Boisbaudrant, Rodin travaille de mémoire, se précipitant, entre l'entrée et le plat principal sur la véranda où il a installé une selle avec de la glaise. Parfois, en cours de route, il perd l'idée qu'il avait et revient à table. Il triche parfois en faisant des croquis sur du papier à cigarette dissimulé sous son assiette. Croque sur le vif Hugo dans toutes sortes d'attitudes, parfois même la bouche pleine.

Il arrive à prendre quelques mesures grâce à des subterfuges : pendant le sommeil de l'écrivain, ou avec la complicité de domestiques.

Rodin suit Hugo dans ses promenades, au théâtre, à la ville, travaillant de mémoire pour exécuter un buste qui, loin d'avoir la vérité photographique, c'est-à-dire celle qui fait voir le personnage avec tous ses défauts comme les yeux pochés etc, le montre comme idéalisé, sous les traits d'un véritable héros classique. À cet égard, Rodin considérera ce travail comme un de plus importants, parce que de facture plus libre et d'un modelé plus large.

Hugo pour sa part ne regarde même pas le travail de Rodin. « Il me tolère » dira ce dernier. La plupart du temps Hugo se contentera d'un : « bonjour, monsieur Rodin ». Il faut savoir qu'à cette époque, la compagne de Hugo, Juliette Drouet, se meurt du cancer et que l'écrivain est préoccupé par autre chose de plus important que son portrait. Rodin va même jusqu'à accompagner Hugo au chevet de Juliette Drouet, rendant la situation pénible pour tous : « Il arrive chaque jour exactement. Madame Drouet est plus malade. Rodin vient toujours, On le voit arriver avec effroi. »

Hugo finira par accepter le buste, après l'avoir fait redresser, de penché qu'il était, « ne voulant pas qu'il exprime une action particulière, mais toute sa pensée. »

Dommage que l'incompatibilité de caractère, les circonstances de la vie sinon la différence d'âge aient fait en sorte que deux géants passent ainsi à côté l'un de l'autre sans se reconnaître comme tels.

Les Bourgeois de Calais

Le succès de la Porte et les nombreux contacts mondains de Rodin finissent par porter fruit et de nouveaux contrats lui sont ainsi de plus en plus proposés. De plus, il existe, à l'époque où Rodin travaille à sa Porte, une véritable statuomanie, de sorte que bien des villes se cherchent un écrivain, un savant, un héros à honorer. Le jeune maire de Calais, Oscar Dewavrin a pour sa part décidé d'ériger un monument à la mémoire des six Bourgeois qui s'étaient livrés en otage lors de la guerre de cent ans. Leur histoire est racontée dans les Chroniques de Froissart.

En 1347, le roi de France, Philippe VI est obligé de céder le port de Calais aux anglais qui l'assiègent. Le roi d'angleterre, Édouard III, est déterminé à affamer les citoyens de la ville pour se venger des torts subis par les anglais lors du siège. Il accepte cependant d'épargner la ville à condition que six des principaux notables, tête et pieds nus, vêtus de simples bures et la corde au cou, lui livrent les clefs de la ville. Il veut évidemment faire un exemple. La reine « qui estoit durement enchainte », comme le dit Froissart, obtiendra cependant la libération des otages, après les avoir invités à dîner.

Pour l'exécution de la statue, le maire Dewavrin prend conseil auprès de calaisiens qui proposent Rodin. Ce dernier a lu les Chroniques qui lui ont fait « voir » les otages et qui l'ont convaincu de représenter non pas un seul personnage, comme le veut au départ la commande, mais tous les six.

Il choisit le moment où les six otages décident de partir, en les montrant côte à côte, dans l'ordre du degré de courage et d'héroisme de chacun, vulnérables et contraints à la reddition. La présentation se veut réaliste et sobre.

La première maquette, haute de 35 cm séduit les membres du comité chargé de choisir le sculpteur qui sont impressionnés par l'originalité de la présentation. On accorde le contrat de 35000 francs à Rodin en janvier '85, la sculpture doit être livrée en 1886. On lui demande alors de préparer dans les plus brefs délais une maquette au tiers de la dimension finale qui ne doit pas être inférieure à deux mètres. Encore une fois, le comité et l'artiste n'ont pas la même perception « des plus brefs délais » et Rodin prend six mois pour préparer la maquette au tiers.

Présentée en juillet, elle est loin de plaire. Le sculpteur n'a pas jugé bon d'exécuter dans le détail tous les plis des vêtements, il trouve l'esquisse plus expressive et plus proche de son idée qu'un rendu dépourvu d'expression. Selon lui, il est inutile de dépenser 300 francs pour nettoyer de-ci, de là, dans le seul but de plaire au public. Le principal est fait, c'est-à-dire les personnages nus (dessous), et il est inutile de soigner les drapés de la maquette qui seront forcément différents sur la sculpture finale, les plis ne tombant jamais au même endroit d'une fois à l'autre.

C'est trop demander au comité composé du président de la chambre de commerce et de la chorale municipale, de deux fabricants de dentelle, de deux armateurs, de l'architecte de la ville et du banquier chargé de gérer le budget du monument. Le public est pour sa part outragé et dans Le Patriote, journal municipal, on se moque des six ridicules messieurs en chemise : « Si votre douleur est si grande, si vous regrettez à ce point votre dévouement, que n'êtes-vous pas restés chez-vous ? »

On trouve que l'ensemble manque de fini. On lui reproche ses costumes, qui ne sont pas d'époque. Ce n'est pas ainsi qu'on se représentait les héros. On aimerait par ailleurs une composition plus grandiose, en pyramide, suivant le goût du jour plus conventionnel. La décision du comité est claire : pas de changements de la part de l'artiste, pas d'argent. On lui suggère de revenir à un seul personnage. Rodin proteste : la présentation de la maquette au tiers n'a pas pour but de recommencer la consultation pour refaire une nouvelle sculpture.

Selon lui, retrancher quoi que ce soit équivaut à tout recommencer, « une harmonie dérangée en sculpture en appelle une autre. »

« Quand un bon sculpteur modèle une statue, quelle qu'elle soit, il faut d'abord qu'il conçoive fortement le mouvement général; il faut, ensuite, que jusqu'à la fin de sa tâche, il maintienne énergiquement dans la pleine lumière de sa conscience son idée d'ensemble, pour y ramener sans cesse et y relier étroitement les moindres détails de son oeuvre. Et cela ne va pas sans un rude effort de pensée. »

Par ailleurs, il a besoin de l'ensemble des personnages, chacun avec son expression, pour raconter instantanément une histoire globale.

« La littérature développe des histoires, qui ont un commencement, un milieu, et une fin. Elle enchaîne divers événements dont elle tire une conclusion. Elle fait agir des personnages et montre les conséquences de leur conduite. ... Il n'en va pas de même pour les arts de la forme. Ils ne réprésentent jamais qu'une seule phase d'une action. »

Malgré ses protestations, Rodin va quand même effectuer certains changements notamment dans la base et dans les gestes des personnages. Il est vrai, cependant que ces modifications viennent de lui, on sait qu'il ne cesse d'en faire dans tous les travaux qu'il entreprend. Il n'accepte simplement pas les changements que veulent lui imposer un public ou un jury ignorants. En fait, Rodin apporte sans cesse des transformations à ses personnages, et finit par amadouer le comité comme l'atteste un paiement de 500 francs en octobre 1886. Puis, le banquier chargé du projet fait faillite et l'affaire est suspendue.

Cependant Rodin travaille aux personnages grandeur nature. Selon son habitude, il travaille en combinant différents morceaux ensemble. On peut par exemple apercevoir la même tête à peine transformée sur plus d'un personnage. Trois de ses Bourgeois sont présentés à la galerie Georges Petit, à Paris en 1887. L'exposition remporte un succès considérable dont Rodin se sert pour réactiver le projet et recevoir un peu d'argent de la ville de Calais.

Ce n'est malheureusement qu'en 1894, grâce à une loterie de 45000 billets à 1 franc chacun, et à une subvention de 5300 francs du ministère des beaux-arts, que le projet est ravivé.

Rodin voit ses Bourgeois de Calais coulés en bronze et assiste à l'inauguration à Calais en 1895, dix ans après le début des travaux. C'est, à 55 ans, son premier succès public et il recoit à l'occasion la Légion d'honneur.

Il aurait souhaité une installation au ras du sol, pour faire participer le public à sa sculpture. On la place cependant sur un piédestal entouré d'une grille qui gène la vue d'ensemble. On installe aussi une pissoire, au désespoir du sculpteur.

Pendant la première guerre mondiale, un des personnages reçoit un obus dans une jambe et les Bourgeois sont descendus dans la cave de l'hôtel de ville. Replacée après la guerre, la sculpture est enfin transférée au ras du sol, selon les désirs de Rodin.

 

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