Le monument à Balzac

Le monument à Balzac
Depuis la mort de Balzac, en 1851, la Société des gens de lettres dont il avait été le fondateur voulait faire ériger une statue en son honneur. Alexandre Dumas père avait bien lancé une souscription nationale pour ce projet mais l'affaire avait été abandonnée suite aux réticences de madame de Balzac. On avait commandé plus tard un monument au sculpteur Chapu mais celui-ci mourut avant de terminer son oeuvre si bien que le projet fut encore une fois abandonné.

En 1891, le nouveau président de la Société des gens de lettres, Émile Zola approcha Rodin pour reprendre le projet; celui-ci déclara :

« Dès l'instant où quelques personnages, si intelligents et si experts qu'ils soient, se réunissent afin de juger des travaux d'art qui leurs sont soumis, ils ne seront d'accord que sur une oeuvre parfaitement neutre. Un travail très supérieur et très personnel, mais présentant quelque particularité, quelque audace ou quelque défaut, même inhérent à l'ingénium de l'artiste qui l'a exécuté, n'aura aucune chance de succès. À moins donc de circonstances très spéciales, je ne ferais pas de projet pour ce concours, s'il était ouvert. »

Zola, ami et défenseur des impressionnistes et de l'art d'avant-garde présente tout de même la candidature de Rodin au comité qui vote en sa faveur à 8 contre 4. Rodin accepte et s'engage à livrer la sculpture 18 mois plus tard, soit le 1er mai 1893.

Rodin relit Balzac, voyage en touraine pour s'inspirer du milieu ou vécut l'écrivain et pour trouver le type facial tourangeau typique (Balzac est pourtant d'origine méridionnale... ). Il amasse photographies, lithographies, spécimen d'écriture de Balzac dans le but de mieux connaître l'homme avant de commencer sa statue. Il correspond avec Julien Lemer qui a écrit une biographie, Balzac, sa vie, son oeuvre et qui connaît bien l'écrivain. Il fait refaire par le tailleur de Balzac un manteau aux dimension surprenantes du maître : tour de taille et tour de poitrine identiques : 104 cm, hauteur du pantalon de la taille au revers : 92 cm.

Il se met alors à travailler le personnage sous tous ses angles et il fera dans les années qui suivent une cinquantaine d'études, 15 maquettes de têtes sans corps, riantes, souriantes, dramatiques, 7 nus dans des attitudes différentes, etc.

Mais le travail n'avance pas, il est toujours insatisfait, de même que la Société des gens de lettres qui multiplie ses pressions. Automne 1891 : toujours rien. Noël passe, toujours rien.

En janvier,une première maquette, incomplète. Un peu plus tard en 1892, une ébauche, qui choque : Balzac tout nu, modelé à coups de pouce, « indécent et hideux ». Rodin invoque des problèmes de santé pour excuser son retard. En fait, il a subi des réclamations du comité municipal pour son monument au peintre Claude Lorrain et vient de rompre avec Camille et ses malaises sont probablement d'ordre psychosomatiques. De plus il expérimente les premiers symptomes des malaises des hommes dans la cinquantaine qu'il appelle des problèmes d'anémie.

Dans une lettre à l'Écho de Paris. il justifie le retard dans son travail sur Balzac :

« Ce n'est pas le conseil municipal qui a refusé un Balzac qu'il n'a pas vu : c'est moi. J'ai pour principe de ne désirer savoir si mon oeuvre plaît à d'autres qui si elle me plaît d'abord. Ainsi j'ai fait trois ébauches de Balzac, des ébauches très poussées, presque finies. Elles ne m'ont pas satisfait, je les ai détruites en effet. Après avoir été l'ouvrier de mon oeuvre, je m'en constitue le juge. »

« Une statue coûte le temps qu'il faut qu'elle coûte... ...Quand je serai content, le comité le sera aussi.»

En 1894, Zola n'est plus président de la Société des gens de lettres et Jean Aicard, le nouveau président intervient en faveur de Rodin qui réclame encore un an de sursis : « Un artiste n'est pas un ouvrier qui rend son travail à heure fixe. » Le comité va en délégation s'enquérir de l'état d'avancement des travaux et tombe sur « un colossal foetus, masse informe, chose sans nom ». On met Rodin en demeure de terminer sa pièce dans les 24 heures ou de rendre les 10000 F qu'il a reçus en accompte. On place la somme en fiducie et on donne à Rodin le temps qu'il faudra. Entretemps, Rodin doit fournir à la demande de commandes de portraits qu'il reçoit et qui constituent son pain et son beurre.

1897 : nouvelle création, le poids du corps reposant sur la jambe gauche, tenant son pénis en érection. Ce nu demi-grandeur est moulé et on fabrique six moulages identiques que Rodin, selon son habitude, habille de drap trempé dans le plâtre. C'est, douze ans plus tard, la naissance de l'idée du premier Balzac définitif.

« J'ai voulu, explique Rodin, montrer le grand travailleur hanté la nuit par une idée et se levant pour la fixer sur sa table de travail »

Rodin promet de présenter son Balzac au salon du Champ-de-Mars de 1898. On s'attend à un triomphe. Il a exposé son Balzac à côté du Baiser pour faire démonstration de sa démarche. La réaction ne se fait pas attendre : « C'est Balzac? allons-donc, c'est un bonhomme de neige. Il va tomber, il a trop bu. C'est Balzac dans un sac. On dirait du veau. Un dolmen déséquilibré. Monstruosité obèse. Foetus colossal. Monstrueux avortement. Michel-Ange du goître. Colossal guignol. Voyez à quelle aberration mentale l'époque est arrivée. On ne montre pas une ébauche. » Stoïque, debout devant son oeuvre, Rodin a les yeux tournés ailleurs.

Dans la rue, on vend des figurines en forme de pingouins en criant : « demandez votre Balzac de Rodin ! »

La Société des gens de lettres refuse bien entendu le Balzac et reprend l'argent placé en fiducie. Autour de lui, ses amis tentent d'amasser les 30,000 francs nécessaires à l'achat de l'oeuvre. Le problème est que ses amis sont pour la plupart dreyfusards, ce qui incommode Rodin, secrètement antidreyfusard et très soucieux de l'opinion de l'establishment. Rodin décide alors de garder la statue qu'il place au fond de son jardin. Elle est maintenant au Musée Rodin.

Le Pavillon de l'Alma
Lors de l'exposition universelle de 1900, Rodin décide de construire un pavillon pour lui tout-seul regroupant 168 oeuvres dans une sorte de rétrospective du travail de toute sa vie. Plâtres, marbres, bronzes, dessins montrés pour la première fois se retrouvent donc dans un pavillon de 400 mètres carrés, dans deux salles séparées par un corridor menant à un hall où on retrouve un moulage en plâtre de la Porte de l'Enfer, sans les personnages.

L'édifice, de forme hexagonale, est situé au carrefour de l'avenue Montaigne et du Cours la Reine et est recouvert d'une verrière qui laisse passer un maximum de lumière et par laquelle on entrevoit le feuillage des arbres de sorte que les sculptures semblent être en plein air.

Rodin a financé d'édifice en investissant personnellement 20,000 francs, les autres 60,000 étant prêtés par trois banquiers admirateurs. Dans une sorte de quitte ou double, Rodin entend établir une fois pour toutes sa réputation, et il entrera à l'Institut parce que c'est aux membres de l'Institut que vont les grandes commandes, sinon il s'endettera de façon permanente et produira un travail de série pendant les années qu'il lui restent à vivre.

L'entrée au pavillon est fixée à 1 franc sur semaine, 5 francs le vendredi en présence de l'artiste, entrée gratuite le dimanche. Le pavillon de l'Alma est situé en dehors du circuit de l'exposition universelle de sorte qu'il sera peu fréquenté par le grand public, (on l'appelle le désert Rodin). Mais Rodin fera ses frais grâce aux commandes qui suivront l'engouement d'un public surtout étranger. La réaction, pour la première fois est plus positive que négative, malgré les accusations d'une presse parlant de dessins puérils, d'ébauches informes démontrant l'impuissance de l'artiste et de collection privée du marquis de Sade.

L'oeuvre d'une vie rencontrefinalement son vrai public d'amateur fidèles qui reconnaissent le génie de Rodin, grand-prêtre de la volupté, dont la force n'est pas l'orgueil, mais la joie d'avoir raison.

Les commandes pour des bustes affluent tellement que Rodin, pensant en endiguer le flot, augmente ses prix, ce qui cause l'effet contraire : à 40,000 francs, les bustes obtiennent une plus-value.

À la fin de l'exposition, la ville, qui avait autorisé la construction, demande à Rodin de vider les lieux en quatre jours et le sculpteur décide de reconstruire pierre par pierre le pavillon, sur sa propriété à Meudon. Il sera démoli après sa mort.

L'hôtel Biron, Musée Rodin

C'est à l'occasion de l'exposition au pavillon de l'Alma que Rodin rencontre Rainer Maria Rilke qui deviendra son secrétaire pendant sept mois. Ce dernier s'installe donc au bas de la propriété de Rodin à Meudon mais il va bientôt rejoindre sa femme qui vient de s'installer à l'hôtel Biron pour le retrouver à Paris. Cet hôtel particulier entouré d'un joli petit parc avait déjà servi de pensionnant pour jeunes filles mais il est à cette époque reconverti en logements. Rilke amène Rodin visiter l'hôtel Biron où logent aussi Henri Matisse, Jean Cocteau et Isadora Duncan qui y loue une salle pour y donner ses cours. Rodin est emballé et loue le premier étage. Il y transporte plusieurs sculptures et profite du calme du parc, en remplacement de ses promenades à Meudon. Petit à petit il s'y installe plus confortablement et finit par ne plus rentrer à Meudon où est demeurée Rose.

Il faut dire que Rodin est entouré d'une multitude de courtisanes, et profite de l'endroit pour recevoir une nouvelle flamme, la fameuse duchesse de Choiseul. Rodin travaille alors à faire surtout du dessin, de ces dessins érotiques qui scandalisent l'opinion publique, exécutés rapidement, sans quitter le modèle des yeux.

Peu à peu, l'hôtel Biron deviendra un musée vivant, sorte d'appartement de parade où Rodin - vieux - circule en rêvassant, objet lui-même de son musée. L'État décide de démolir l'hôtel en 1910 pour faire place à de la reconstruction et on prie Rodin de quitter les lieux. Cependant, grâce aux pressions de la duchesse de Choiseul, on sursoit à cette décision et l'État achète plutôt l'édifice en 1911 pour 6 millions de francs.

Entretemps, l'idée (de Judith Cladel) de créer un Musée Rodin fait son chemin. Contre l'engagement de créer un tel musée Rodin offre donc à l'État de lui faire don de toutes ses oeuvres et de lui céder tous les droits de reproduction, en plus de lui donner sa collection personnelle, Van Gogh, Renoir, Puvis de Chavannes etc.Il s'engage à faire l'installation à ses frais. En contrepartie l'État lui assurera la libre jouissance des lieux jusqu'à la fin de ses jours.

L'offre ne plaît pas à l'Institut, qui considère l'endroit comme un musée secret et obscène. La guerre augmente les lenteurs administratives et ce n'est qu'en 1916 que l'État acceptera enfin.

Les femmes

Depuis plusieurs années, on a surnommé Rodin le sultan de Meudon : il est constamment entouré d'un tourbillon d'adoratrices, qu'il appelle ses douces consolatrices. Elles constituent pour lui un bain de jeunesse, de force et de vitalité. Il aimait à dire que l'homme de génie est un étalon qui fait quelque chose avec la Nature. On l'appelle aussi, cela va de soi, le dieu Pan. Parmi ces femmes qui l'entourent, certaines deviendront célèbres pour leur véritable amour et d'autres, surtout vers la fin de la vie du maître, pour leurs intrigues.

Déjà, depuis longtemps, Rodin entretenait des relations plus que professionnelles avec ses modèles. « On les dessine le jour, on les câline la nuit. « Certaines ont gardé un sentiment profond pour lui, comme en témoignent les caisses de lettres de femmes conservées par Rodin. Certaines, comme Gwen John, jeune peintre britannique, ont souffert de l'inconstance des sentiments de Rodin à leur égard. Elle avait 27 ans quand ils se sont connus, lui 63. Ses quelques 900 lettres parlent de soumission et d'obéissance, d'humilité et de jouissance mais se plaignent aussi de ses absences et de son infidélité. Elle était en quelque sorte un amour de cinq à sept, après le travail et avant de regagner le foyer. Vers la fin de leur relation, c'est-à-dire avant le règne de la duchesse de Choiseul, Gwen John fut extrêmement troublée au point de manquer sombrer dans la folie.

La duchesse de Choiseul
Claire Coudert, une américaine mariée au duc de Choiseul avait 47 ans en 1904 alors que Rodin avait 64 ans. Quand elle décida d'entreprendre le maître, il en fut littéralement ensorcelé. Auprès d'elle, il se sentait jeune, alors qu'avec Gwen John il ne cessait de répéter qu'il était vieux. La fausse duchesse (le titre de duc était usurpé) était une femme gaie, outrageusement maquillée, vêtue avec extravagance. Les proches de Rodin la détestaient, la qualifiait de jacassante oxygénée, la bouche ensanglantée d'un brutal incarnat, girl de music-hall devenue femme du monde; pourtant bon nombre d'observateurs s'accordent à dire qu'elle apportait de l'air frais au vieux Rodin.

C'est elle qui le débarbouillait, le coiffait, le chaussait. Elle lui avait fait changer sa coiffure, lui remontant les cheveux au fer. Il s'habillait dorénavant à l'anglaise et, rosette de la légion d'honneur à la boutonnière, il avait davantage l'air d'un ministre que d'un sculpteur.

Elle fit acheter un gramophone à Rodin, mit des disques de ragtime et dansa pour lui. Elle fit jouer Caruso, la Tosca etc. Elle avait décidé de faire connaître le monde à Rodin et Rodin au monde.

Flatté par ses nouvelles relations américaines, Rodin la laissa responsable des visiteurs au dépôt des marbres. En peu de temps, elle augmenta le prix de ses sculptures si bien que son chiffre d'affaires annuel passa de 60,000 à 400,000 francs. C'est elle qui fit acheter les premiers Rodin par le musée Metropolitan de New-York. Elle avait l'habitude de dire : Rodin, c'est moi!

Elle avait dès le départ réussi à séparer Rose de Rodin qui ne rentrait plus à Meudon. Les proches du maître la détestaient et la soupçonnait, avec raison semble-t-il de voler le maître. Elle engagea un jour un policier pour escorter Rodin et le veiller la nuit, invoquant l'intrusion nocturne de voleurs. En réalité, c'est elle qui détournait des dessins et des sculptures pour les revendre à son compte.

En 1912, Rodin eut lors d'un dîner une légère attaque cérébrale et fut privé momentannément de ses facultés. Ce simple avertissement lui fit peur et ses proches profitèrent de l'incident pour remettre le vieux à la raison. Il congédia la duchesse et se réconcilia avec Rose en retournant à Meudon.

Sa passion déraisonnable des femmes était telle qu'on retrouva, après sa mort, douze testaments en faveur d'autant de femmes. Ce n'est pas pour rien qu'on interdisait de laisser le vieux seul avec une femme... ...et un crayon.

La fin

En 1913, on interna Camille qui avait alors 49 ans. En 1914 Rodin partit pour Londres puis Rome, pour fuir la guerre, en laissant son fils Auguste gardien de la villa des Brillants à Meudon. De retour à Meudon, Rodin se retrouve seul, sans amis, sans visite. Les temps sont durs pendant cette guerre, pas beaucoup de combustible pour le poêle. Rose et Rodin s'enferment dans un salon glacial, le calorifère a éclaté. Le gestionnaire chargé de l'administration de la fortune de Rodin croit le couple robuste et ménage le charbon.

Par ailleurs, Rodin ne peut compter sur son fils, crétin qui passe son temps à se chamailler avec sa femme Nini, dans le désordre et la saleté la plus indescriptible.

Rodin a des absences, ne sait plus dans quelles banques il a déposé son argent, demande des nouvelles de personnes décédées. On craint que sa disparition cause des ennuis à Rose et Judith Cladel organise un mariage, le 28 janvier 1917, dans le salon de Meudon.

Rose s'inquiète : « Mais si monsieur Rodin ne veut pas, il ne faut pas le forcer ».

On souffle un oui au vieillard qui ne semble pas trop comprendre ce qui se passe.

15 jours plus tard, Rose meurt d'une bronco-pneumonie et Rodin dit à son chevet : « Quelle est belle, c'est de la sculpture, tout à fait de la sculpture! » Un peu comme son ami Monet s'émerveillant des bleus et des jaunes dans le visage de sa femme mourante.

Quelques mois plus tard, le 18 novembre à 4 heures du matin, Rodin meurt à son tour d'une congestion pulmonaire et est enterré à côté de Rose, sous le Penseur, dans le jardin de la villa des Brillants.

 

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