Le bon côté du micro
Les dimanches à 11h00 / CKRL mf 89,1 / Québec

L'argent dans la vie de l'artiste (*)

À un collectionneur qui me demandait un jour le prix d’une de mes estampes numériques, je répondis:
«Pour acquérir une partie de mon âme, pour emporter avec toi un morceau de ma vie et le résultat de trente ans de travail, un million de dollars ne serait pas trop payé. Par contre, si on considère que j’exerce aussi un métier, et que mes estampes sont reproductibles (multiples), que dirais-tu du prix coûtant plus cinquante dollars?»

Savant calcul
J’avais fait, quand j’étais plus jeune et plus naïf, le savant calcul suivant pour fixer le prix de mes travaux:
Le prix coûtant des matériaux + le prix de l’encadrement + le nombre d’heures de travail au salaire d’un travailleur spécialisé. Le tout multiplié par deux (les galeries prennent 50% du prix de vente en commission). Comme base de comparaison, j’avais choisi le salaire horaire d’un plombier. Un artiste vaut bien un plombier.

J’en arrivais alors à presque mille dollars pour un dessin de 1mx1,20m, encadré, taxé, livré, commission de la galerie incluse. Ma part s’élevait à quatre cent vingt dollars, soit 20 heures à 21$/h.

Pas mal, si j’avais tout vendu...

Dure réalité
Malheureusement, comme beaucoup de mes collègues, j’ai rapporté à l’atelier, pendant des années, toutes les œuvres exposées dans les galeries et les centres d’artistes. Si le plombier est payé quand il travaille, l’artiste, lui, est payé quand il vend, cela fait partie de sa condition. On peut avoir besoin d’un plombier, mais on doit avoir envie d’une œuvre d’art. Question de nécessité intérieure.
Or, la valeur marchande d’une œuvre d’art n’est pas déterminée par la nécessité, elle est le résultat d’une convention entre l’artiste et le public. L’œuvre d’art vaut ce que l’acheteur est prêt à payer, quels que soient le prix et les efforts demandés pour la produire.

L’offre et la demande
Ce ne sera pas une surprise pour personne: l’offre (production et diffusion réunies) dans le marché de l’art contemporain dépasse largement la demande. Quand l’artiste connaît des surplus d’inventaire et que l’acheteur se fait rare, il doit s’interroger sur sa politique de prix.

Si un artiste n’a jamais vendu ses tableaux à mille dollars, il serait peut-être sage de les offrir à huit cents; et quand finalement il les aura tous vendus à six cents, il pourra songer à les augmenter à sept. C’est l’abc du commerce.

De manière évidente, cependant, le commerce de l’art opère de façon différente. Le prix des œuvres étant conventionnel, sans réel rapport avec le prix de revient, la cote d’un artiste se modulant sur l’engouement d’un public partagé entre l’émotion et la raison, tout le monde joue comme s’il n’existait que les ligues majeures. Comme c’est bien connu que les œuvres d’art n’ont pas de prix, Malraux ne disait-il pas qu’elles sont la monnaie de l’absolu, mieux vaut fixer ce prix plus haut que trop bas.

Et attendre.

Pas surprenant alors que les fonctionnaires du ministère du Revenu doutent sérieusement de l’expectative raisonnable de profit d’une telle entreprise.
Par ailleurs, combien de fois ai-je vu des artistes, le jour même du vernissage, hésiter encore sur le prix à fixer pour leur nouvelle production, ce prix oscillant du simple au double, à quelques heures d’avis. Certains n’y avaient tout simplement pas réfléchi, «De toutes façons, ça ne se vendra pas...».

Le comportement des acheteurs
Beaucoup de gens sont fiers d’annoncer qu’ils ont pu négocier à rabais le prix de leur voiture ou de leur maison. Ils voient dans leur talent de négociateur la raison de leur succès financier. Paradoxalement, ces même personnes seront souvent les premières à avouer avec une fausse humilité le prix qu’ils ont payé pour une œuvre d’art en insistant sur l’aspect exhorbitant de l’opération. Le principe de «ce qui ne coûte pas cher ne vaut pas cher» est ici en vigueur.

Artistes et collectionneurs s’unissent ainsi pour garder artificiellement élevé le prix d’œuvres d’art par ailleurs difficiles à vendre. Les collectionneurs ont intérêt à ce que l’œuvre soit rare, les artistes à ce que l’œuvre soit chère. Mises à part les œuvres produites en multiples, les œuvres d’art sont en général trop chères pour la plupart de nos concitoyens.

L’art subventionné
Certains artistes bienheureux ont obtenu des gouvernements près d’un demi-million de dollars sur quinze ou vingt ans, en subventions et bourses de toutes sortes. Tant mieux. On comprendra aisément qu’ils soient plus patients à retirer des profits de leur activité qui, somme toute, ne leur aura pas coûté très cher. Que leur œuvre soit ensuite exposée dans des lieux qui sont eux aussi subventionnés, louangée dans des revues également subventionnées, et que des organismes d’État s’en portent acquéreurs, il ne sera pas étonnant que les contribuables se posent quadruplement des questions.

Petite anecdote
Un peintre de mes connaissances avait l’habitude de faire parvenir un carton d’invitation à sa liste d’invités sous forme de lettre photocopiée en noir et blanc. Il s’agissait, pour la plupart, de parents et amis, ou de collègues. Fait à remarquer, sa liste ne comprenait pas de relations d’affaires, aucun dentiste ni médecin; pas de notaire, de fournisseurs ou de clients éventuels.

Un jour, il obtint une subvention inespérée qu’il utilisa, en partie (800$), pour imprimer un luxueux carton d’invitation en quatre couleurs qu’il expédia à sa même liste d’invités, qui seraient venus de n’importe quelle façon.

Autant jeter 800 dollars par les fenêtres.

Parlant de cartons d’invitation:

Petite anecdote
J’assistais un jour à un vernissage dans une galerie non subventionnée de Québec. C’était un jour de congé férié, fête du Travail ou d’Action de grâce, je ne me souviens plus très bien. Les visiteurs étaient peu nombreux, à peine une trentaine. Je demandai à l’artiste s’il connaissait les gens présents dans la galerie. Il les connaissait tous par leur nom.

«Combien de cartons d’invitation la galerie a-t-elle envoyés?» demandai-je.
— Huit cents.
— Huit cents!!?»
Nous fîmes, lui et moi, un rapide calcul.
800 invitations, soit:
± 600$ d’impression.
+ 800 enveloppes à 10 cents: 80$
+ 800 timbres à 46 cents + taxes: 424.30$
Total: 1104,30$

De quoi engager un professionnel en relations publiques pour préparer un plan de communication et travailler à développer la visibilité de l’artiste pour des mois à venir, bien au-delà de la courte exposition de ses œuvres.

Les artistes et le commerce de l’art
Habitués à travailler comme si le client n’existait pas, résignés au fait que de toutes façons, ça ne se vendra pas, les artistes contemporains ne se sentent pas pressés d’intéresser le public à l’acquisition de leur production. Il n’y a pas d’urgence à négocier avec un client quand on nie inconsciemment son existence. De bonne foi, les artistes pensent que leur démarche artistique va de soi, puisqu’elle vient d’eux-mêmes.
Leur conviction s’explique en partie par leur formation artistique qui néglige manifestement l’aspect commercial de l’entreprise culturelle et par l’évolution de la fonction de l’artiste dans la société depuis une centaine d’années. Dans le domaine du commerce de l’art, le jeu de l’offre et de la demande s’est transformé: en gagnant l’absolue liberté de s’exprimer ou d’explorer le monde à sa manière, l’artiste a perdu peu à peu les commandes de clients qui garantissaient jadis son pain et son beurre.
Seuls les artistes dits commerciaux se préoccupent des goûts du public. Les artistes engagés dans une démarche sans compromis, plus introspective, ou dans une quête de sens, espèrent, sans s’inquiéter pour autant, que leur travail trouvera écho dans un public pour lequel ils n’ont par ailleurs aucune sollicitude.

Petite anecdote
Je décidai un jour d’acheter une œuvre de l’artiste C.B. Je me rendis donc, au dernier jour de son exposition, à la galerie universitaire où ses œuvres étaient exposées. J’étais là quelques minutes à peine avant la fermeture, en compagnie de ma blonde. Je déclarai à l’artiste mon intention d’achat, lui demandai le prix des œuvres (des multiples plus qu’abordables), et nous fîmes le tour de l’exposition, emballés par ce que nous voyions et assez embarrassés dans notre choix: tout nous plaisait et rien n’était vendu.
Nous choisîmes finalement une œuvre, et je demandai à l’artiste si je pouvais en prendre possession immédiatement, après tout, il devait décrocher dans les minutes qui suivaient.
«Écoute, me dit-il hésitant, il se peut que j’en aie besoin pour une autre exposition.
— C’est quand, ta prochaine exposition?
— Rien de prévu pour l’instant, mais on ne sait jamais...
— Ah bon (?!!), fis-je, un peu déçu. Mais ce sont des multiples, tu pourrais en imprimer une autre, ajoutai-je.
— Oui... mais non, tu sais, mes œuvres sont imprimées sur des imprimantes grand format, on ne peut garantir de reproduire la couleur exacte à chaque fois.
— Ça m’importe peu (je sais ce que c’est, je pratique les mêmes techniques que lui), et je peux attendre, j’ai confiance.
— Bon, fit-il, je vais voir ce que je peux faire.»
Sans nouvelles de lui depuis trois mois, je retrouve par hasard l’artiste en train de faire son épicerie.
«Et puis, dis-je, où en est-on avec mon acquisition?
— Écoute, répond l’artiste mal à l’aise, j’ai imprimé la première série grâce à une subvention (dans un centre lui-même subventionné). Je ne pense pas pouvoir imprimer ton exemplaire au même prix.
— Ce serait combien?
— Je ne sais pas, peut-être cinquante dollars de plus.
— Pas de problème, vas-y, je suis toujours preneur.
— Je vais voir ce que je peux faire.»
Jamais entendu parler de lui depuis. Ça et «va te faire voir...», c’est pareil!

Faire et montrer
Il est évident que l’acte de faire et l’acte de montrer sont deux actes différents. Il serait assez ridicule d’imaginer un artiste peignant dans son atelier tout en surveillant du coin de l’œil la fluctuation du prix de ses tableaux sur Internet. En même temps, il est décevant de voir les artistes travailler comme si le marché de l’art ne les concernait pas.

Or, les artistes visuels sont, c’est démontré, les plus pauvres parmi les artistes. Non seulement ils ne vendent pas beaucoup, mais la production de leurs œuvres coûte cher. Atelier, matériaux, outils, etc. La plupart dépendent d’un autre emploi pour survivre et faire vivre leur atelier. Contrairement aux artistes dits commerciaux qui sont fiers de leurs ventes qu’ils considèrent à juste titre comme une preuve de leur popularité, les artistes dits contemporains sont plutôt fiers de la liberté que leur garantit un autre emploi: «Je ne suis pas obligé de me prostituer pour vivre». Certains développent à l’égard de l’argent un comportement assez ambigu. L’argent et le succès, dans certains milieux artistiques, sont tabous quand il ne sont pas suspects.

Résignés à ne pas vendre, plusieurs artistes en sont venus à considérer les bourses et les subventions comme des succédanés de la vente, pire, comme preuve de la valeur de leur travail, de leur avant-gardisme, sinon de leur importance et de leur popularité auprès de l’establishment culturel composé en grande partie de gens qui pensent comme eux.

Pour certains, ces subventions et ces bourses sont d’ailleurs les seules sources de revenus artistiques. Ils considèrent que ces subventions leur sont dues du seul fait qu’ils sont artistes professionnels pleinement engagés dans une démarche absolument sincère de création personnelle. Ils sont beaucoup plus enclins à chercher ce que les programmes de subventions peuvent leur apporter que déterminés à se battre pour faire reconnaître par leurs concitoyens leur contribution au développement culturel de la nation. Développant ainsi un comportement de quémandeurs, voire d’assistés culturels, il n’est pas étonnant que ces artistes n’aient aucune stratégie de mise en marché véritable. Quand le ministère de la Culture coupe les subventions statutaires aux centres d’artistes, ceux-ci se retrouvent devant rien, n’ayant pas, eux non plus, préparé de plan d’intégration aux sphères de la société occupées par la science, la finance, l’industrie et le commerce. Il faut ajouter, cependant, que ces centres autogérés sont pratiquement tenus en otage par leurs subventions, car s’ils avaient le malheur d’afficher le prix des œuvres exposées et s’ils commettaient l’erreur d’en vendre, ces subventions leur seraient carrément coupées.

Le ministère de l’Industrie et du Commerce garantit des prêts aux petites entreprises pourvu qu’elles démontrent qu’elles ont une expectative raisonnable de profit, tandis que, par l’absurdité de sa règlementation et son manque de cohérence, le ministère de la Culture décourage sinon interdit aux centres d’artistes sans but lucratif toute tentative de créer un marché et de devenir autonomes. En affaires, on ne prête qu’aux riches; en art, on ne donne qu’aux pauvres.

Le fisc et la création artistique
Pour les ministères du Revenu du Québec et du Canada, un artiste professionnel est quelqu’un qui pratique l’art avec une expectative raisonnable de profit. Autrement dit, un artiste professionnel est un artiste «en affaires». Les autres exercent un hobby. Magnanimes, les ministères du Revenu acceptent de repousser l’expectative de profit aux calendes grecques; après tout, Vincent Van Gogh, l’artiste le plus cher de tous les temps, n’a jamais rien vendu de son vivant. Si les profits tardent à venir, l’artiste contribuable pourra même déclarer des pertes d’entreprise, la loi le permet.

Un artiste qui expose régulièrement, qui jouit de l’estime de ses pairs, qui remporte des prix prestigieux, qui est consulté comme expert, qui est invité comme membre de jurys importants risque tout de même de gros ennuis s’il ne peut démontrer au fisc qu’il a fait les efforts nécessaires pour mettre son œuvre en marché, car pour être considéré comme professionnel, il faut qu’il y ait une entreprise. Or les affaires, disent les japonais, c’est la guerre. Dans un combat dont l’enjeu est la survie, ceux qui pensent que l’important, c’est de participer sont condamnés à rester assis sur le banc des perdants.

Politique (?) culturelle
Les gouvernements n’ont pas vraiment de politique culturelle. Ils ont des programmes de subventions. Il faut lire les programmes des partis politiques pour s’en convaincre. S’il existe des programmes de mise en marché en agriculture et en industrie, il n’existe pas de plan de mise en marché de l’art. De plus, les «politiques» culturelles visent, dans l’esprit des dirigeants et des fonctionnaires, à «donner du temps libre» aux créateurs pour que ceux-ci puissent s’adonner librement à leur art, avec des prestations qui se rapprochent de celles de l’aide sociale. Seuls les pauvres seront intéressés.

L’entreprise créatrice
L’art est une activité complexe. Il requiert une sensibilité, des aptitudes, des apprentissages, des connaissances, des pratiques et des comportements hors du commun. C’est pour le domaine de l’art et des artistes (avec celui des sports) que le public voue sa plus grande admiration, son affection. Sauf que dans le domaine des arts visuels, les liens entre l’artiste et le public ne s’établissent pas. Quelqu’un devra faire le premier pas.

L’art est aussi une entreprise. On n’a qu’à penser à Rubens, à Rodin, à bien d’autres encore dans l’histoire de l’art pour s’en convaincre. Au point culminant de sa carrière, Rodin employait plus de cinquante collaborateurs répartis dans sept ateliers à Paris. Cela n’a rien enlevé au génie du créateur. Si Robert Lepage ne s’était pas «occupé de ses affaires», il serait encore dans son sous-sol dans le quartier latin. Si Guy Laliberté et Daniel Gauthier n’avaient pas su gérer, exploiter et réinventer «l’entreprise» du Cirque du Soleil, il n’y aurait pas deux mille personnes qui vivent de cet art sur les cinq continents. Le Cirque du Soleil serait-il moins génial parce qu’il a réussi?

Bien sûr, il ne s’agit pas de transformer tous les artistes en hommes et en femmes d’affaires accomplis. Tous n’ont pas ce talent ou cette volonté. Il s’agit de convaincre les artistes que si leur production est à vendre, ils sont en affaires, qu’ils le veuillent ou non, et de les amener à s’entourer de personnes compétentes et à exiger d’eux-mêmes et de tous les intervenants la même rigueur, la même éthique et le même professionnalisme. L’art est aussi une profession.

Richard Ste-Marie
Producteur
CKRLmf, 89,1 à Québec

(*) Ce texte a été tiré du livre Les petites misères de Richard Ste-Marie