18 décembre 2019

L'auteur, le juge et les petits enfants 



   En écrivant et en publiant en 2018 Hansel et Gretel dans la collection Les contes interdits, l’auteur Yvan Godbout et le directeur des éditions AdA, Nycolas Doucet, ont fait confiance dans le discernement et le jugement des lecteurs. Il s’agissait d’une œuvre de fiction écrite dans le registre de l’horreur, inscrite dans une série et destinée à un public adulte averti :
[…] Hansel et Gretel était un conte pour enfants. Celui que vous découvrirez sous peu en est bien loin et risque de ternir à jamais votre part d'innocence. Êtes-vous réellement prêt pour cette balade dans les plus sombres abysses de l'âme humaine ?

   On sait ce qui est arrivé par la suite.

   Une professeure et criminaliste a lu Hansel et Gretel et, outrée, elle a porté plainte à la police pour fabrication et distribution de pornographie juvénile.
   Apprenant la chose, tout bonnement le monde littéraire a présumé à son tour du sens commun des enquêteurs. Ayant lu le livre, les policiers constateraient évidemment que l’œuvre ne fait pas l’apologie du viol des enfants, bien au contraire. Ils s’apercevraient qu’il s’agissait à sa face même (prima facie comme disent les avocats) de « littérature », d’une œuvre de fiction tombant sous l’article 163.1 (6) du Code criminelvisant la pornographie juvénile
(voir : https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/c-46/section-163.1-20150717.html#wb-cont) :
   (6) « Nul ne peut être déclaré coupable d’une infraction au présent article si les actes qui constitueraient l’infraction :
a) ont un but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts ;
b) ne posent pas de risque indu pour les personnes âgées de moins de dix-huit ans. »

   Mais, on sait ce qui est arrivé.

   Les policiers, comme la professeure-criminaliste ont passé outre à ce paragraphe (6) de l’article 163.1 du Code criminel. Ils n’ont pas classé l’affaire. Ils ont arrêté Yvan Godbout et Nycolas Doucet le matin du 14 mars 2019. Ils ont saisi tous les exemplaires du livre en circulation ou en réserve.
   Encore une fois, le monde de la littérature ne s’est pas inquiété pour autant. Plusieurs on pensé : « Enfin ! quelqu’un de sensé au DPCP va réfuter cette accusation farfelue ! »

  On sait cependant ce qui s’est passé.

   La Direction des poursuites criminelles et pénales n’a pas décidé d’écarter cette dénonciation. Elle a choisi de porter des accusations. L’auteur et l’éditeur ont comparu en avril 2019 au palais de justice de Sorel-Tracy, où ils ont été formellement accusés de production et distribution de pornographie juvénile, sans possibilité d’enquête préliminaire. Ils iront donc directement en procès en septembre 2020, comme dans un mégaprocès de motards ou un procès pour meurtre.
   Selon certains analystes, le DPCP se serait appuyé sur le paragraphe (7) de l’article 163.1 du Code criminel, dans le but de tester la loi :
« Il est entendu, pour l’application du présent article, que la question de savoir si un écrit, une représentation ou un enregistrement sonore préconise ou conseille une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix-huit ans qui constituerait une infraction à la présente loi constitue une question de droit. »
   Autrement dit : le livre Hansel et Gretel est-il un écrit [qui] préconise ou conseille une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix-huit ans ou une œuvre d’art littéraire ? Cette question devra être tranchée par un juge parce que les questions de droit relèvent d’un juge et non d’un jury.
   Sinon, en septembre prochain on assistera au procès des accusés.

   Là, on ne sait pas ce qui va se passer.

   Bien sûr, il y a la présomption d’innocence.

   Ce rôle de la présomption d'innocence a été expliqué succinctement par l’ex juge Jean-Louis Baudouin dans un compte rendu d'une table ronde sur l'efficacité de la justice et le déclin de la présomption d'innocence (« L'efficacité de la justice vs La détérioration de la présomption d'innocence » 1978), 38 R. du B. 455 [aux pages 456 et 457] :
  « Le système d'investigation de la justice criminelle, sur le plan opérationnel, fonctionne à l'heure actuelle et a toujours fonctionné, non pas en vertu du système de la présomption d'innocence, mais bien au contraire en vertu d'un système « d'intime conviction » plus proche, dans un certain sens d'une sorte de présomption de culpabilité entendue non pas dans son sens judiciaire, mais dans son sens commun. Ainsi, la police pour procéder à une arrestation doit avoir des « motifs raisonnables et probables » de croire que l'accusé a commis un acte criminel. L'arrestation est donc fondée sur la conviction intime que l'accusé a quelque chose à se reprocher. Lorsque en second lieu la Couronne porte une accusation, elle présume en quelque sorte ou prend pour acquis l'éventuelle culpabilité judiciaire de l'accusé. Cette soi-disant présomption de culpabilité est donc une présomption d'ordre fonctionnel. Elle indique comment la machine pénale doit fonctionner en désignant qui doit entrer dans le système et qui, au contraire, doit en être tenu à l'écart.
  « La présomption d'innocence se situe sur un autre plan. Elle oblige ceux qui ont à prendre une décision sur la culpabilité de l'accusé à un véritable tour de force contraire à la logique suivie jusqu'ici. Elle les oblige à ignorer la probabilité des faits, à écarter complètement les déductions logiques auxquelles le système est arrivé antérieurement. La présomption d'innocence n'est donc pas fonctionnelle. Elle est légale, idéologique et normative. L'accusé doit être traité par la Cour « comme si » il était innocent alors que toutes les opérations antérieures pointent vers sa culpabilité. »

   Voilà qui est dit.

   Les jurés, des gens comme vous et moi, ont souvent tendance à penser que si la police a arrêté quelqu’un, c’est qu’il est coupable. Sinon, pourquoi ? Ils ont des preuves, non ? Et la police ne triche pas !
   Les braves citoyens croient aussi que les avocats de la Couronne sont des gens instruits, la plupart du temps plus instruits et plus cultivés qu’eux. Ils ont fait des études universitaires, vous savez… Ces gens-là ne se trompent pas. S’ils accusent l’individu, c’est qu’ils ont de bonnes raisons de le faire. Il est coupable. On en voit, de ces gens bien ordinaires, autour des palais de justice invectiver les prévenus à leur entrée au palais. Yvan Godbout a déjà reçu des injures et des menaces, et son procès n’aura lieu que dans 10 mois…
   Il se peut, et on le souhaite, que les pétitions en faveur de Y. Godbout et N. Doucet atteignent leur but : faire tomber les accusations contre eux. Le DPCP, même s’il croit qu’il a une chance de gagner ce procès, se pose, on l’espère aussi, la question à savoir s’il est opportun de l’instruire. De là l’utilité des interventions publiques.
   Il ne faudrait cependant pas s’estimer gagnants parce que nous sommes nombreux à signer ces pétitions. Quand bien même des experts reconnus mondialement, de grands écrivains, prix Nobel ou autres, des critiques à l’autorité incontestable ou des professeurs de littérature émérites prenaient la parole en faveur des accusés, rien n’y fera.

   Le monde de la justice n’est pas le monde de l’art.

   La machine pénale, comme le dit l’ex-juge Baudouin, procède selon ses règles et ses lois, ses usages et son histoire (qu’elle appelle la jurisprudence). Elle opère dans des lieux protégés, parfois même à huis clos. Les célébrants portent des costumes obligatoires. Jusqu’au XXe siècle, les juges et les avocats canadiens portaient des perruques comme au Royaume-Uni.
La cour accueille des « experts » pour l’aider à prendre ses décisions, et c’est le juge qui décide si, oui ou non, ces experts le sont véritablement à ses yeux. Mais ces experts ne font pas la loi. Je l’ai appris bien malgré moi.

   Il y a quelques années, je comparaissais en cour supérieure à titre d’expert en estampe devant le juge X (que par générosité, je ne le nommerai pas.)
   Après plus d’une heure à débattre de mon expertise (j’ai coécrit avec Nicole Malenfant le Code d’éthique de l’estampe originale, bilingue, qui fait autorité dans les ateliers de gravure, les musées, les bibliothèques nationales ici et à l’étranger. Artiste moi-même, j’étais professeur en arts visuels à l’Université Laval depuis plus de 25 ans à l’époque et j’avais déjà témoigné en cour criminelle à titre d’expert pour la Couronne, j'avais publié des articles dans des revues spécialisées etc.) le juge a fait taire les avocats et a déclaré : « Je vais écouter le ‘savant professeur’ si c’est intéressant. Si ce n’est pas intéressant, je ne l’écouterai plus. »
   Si monsieur le juge avait été humoriste, j’aurais ri.
   La cause concernait entre autres choses des reproductions qu’on essayait de faire passer pour des œuvres originales. Au milieu de mon témoignage, je me suis rendu compte que ces magistrats avaient une toute autre définition d’une œuvre originale que la mienne. Ils s’interrompaient pour discuter entre eux de choses qui ne me regardaient pas. Ils m’amenaient sur des terrains n’ayant rien à voir avec les milliers de reproductions saisies que j’avais examinées une par une pendant des heures. Faisant mine de ne pas comprendre ce qui était limpide à mes yeux, ils s’exclamaient : « Si je vous comprends bien, vous avez dit ceci » alors que j’avais dit cela. À un certain moment, l'avocat de la partie adverse me demande :
« Monsieur Ste-Marie, votre code d'éthique (je mets ici l'italique pour montrer son dédain à prononcer les mots) est-il sanctionné par une loi quelconque ?
-Non.
-Ah bon. Ni fédérale, ni provinciale ?
-Non.
-C'est donc une espèce de genre de code qui est juste bon entre-vous, les artistes ? »

   Bref, lui et le juge faisaient simplement leur travail d’hommes de loi. Dans leur palais, avec leur code, leurs définition, leur autorité et leur arrogante ignorance.

   Ce ne sont pas les écrivains qui décideront si Hansel et Gretel de Yvan Godbout n’est qu’un écrit pervers ou une œuvre d’art.

 

 

Richard Ste-Marie
18 décembre 2019

 

Autres publications et chroniques de Richard Ste-Marie : cliquer ici

Retour au site richardstemarie.net

 


 

                                    

 

L'affaire Hansel et Gretel de Yvan Godbout

LA PRESSE:
https://www.lapresse.ca/arts/litterature/201912/16/01-5254009-le-cas-godbout.php

https://www.lapresse.ca/debats/opinions/201912/16/01-5253988-liberte-dexpression-cette-poursuite-naurait-jamais-du-avoir-lieu.php

LE DEVOIR:
https://www.ledevoir.com/motcle/yvan-godbout

LA VOIX DE L'EST:
https://www.lavoixdelest.ca/actualites/arrestation-de-lauteur-yvan-godbout--cest-invraisemblable--79d189602dfb7a48e6276350f5b108e9

L'UNEQ:
https://www.uneq.qc.ca/2019/03/20/yvan-godbout/

CHANGE:
https://www.change.org/p/laisser-tomber-les-charges-de-culpabilit%C3%A9-contre-yvan-godbout-et-les-%C3%A9ditions-ada

98,5fm:
https://www.985fm.ca/nouvelles/faits-divers/71975/une-plainte-deposee-a-la-police-pour-le-passage-explicite-d-un-roman-a-succes-quebecois