7 avril 2008

Accommodements raisonnables

bande

J'étais en tournée en Europe avec la Fanfafonie quand un soir, après un spectacle à Braine l'Alleud, petite commune de Belgique, je me dirigeai vers l'autocar de tournée, étui de saxophone en main.

Passant devant un bar à spectacle, j'entendis des accords de jazz et, sans réfléchir, j'entrai dans l'établissement. Un orchestre de quatre musiciens se tenait sur la petite scène. Un saxophoniste noir, un pianiste maigre, un bassiste entièrement caché par son instrument et un joueur-d'harmonica-planche-à-laver-guitariste-chanteur-et-maître-de cérémonie plutôt spectaculaire. Le plus jeune des musiciens devait avoir dans les mille ans. Je levai mon étui au dessus de ma tête et le montrai au groupe en faisant signe: «puis-je jouer avec vous?»

J'e fus accueilli avec enthousiasme et  je finis la pièce avec eux. Sans pause ni présentation, le groupe enchaîna immédiatement avec un autre morceau et le temps venu, on me laissa un solo. Puis, le guitariste me remercia amicalement et il reprit un autre standard. Je jouai ainsi pendant une demi-heure sans avoir la chance de parler à aucun des musiciens. La pause venue, je me retournai vers le saxophoniste en lui tendant la main:

«Bonjour, je m'appelle Richard et je viens du Québec.
- Sorry, I don't speak french.»

C'était un Indonésien vivant en Belgique. Le bassiste s'adressa à moi en flamand d'abord, puis en anglais. Le guitariste était Bruxellois. Le pianiste ne parlait pas du tout, il avait un mal de gorge depuis une semaine. Ils auraient tous pu être Chinois, ou parlant russe, grec ou serbo-croate, cela n'avait guère d'importance.

Mais, à en juger par l'accueil du public, notre prestation avait plu. Elle avait été harmonieuse, dans le vrai sens du terme, offrant, selon le dictionnaire, une: combinaison spécifique formant un ensemble dont les éléments divers et séparés se trouvent reliés dans un rapport de convenance, lequel apporte à la fois satisfaction et agrément (pareil style ne s’invente pas).

Me rappelant récemment cette anecdote, de retour au Québec je consultai la liste des musiciens de l'Orchestre Symphonique de Montréal. Devant l'énorme variété de la provenance des noms de famille, je me suis demandé dans quelle langue ils répétaient, espérant cependant qu'ils jouent tous dans la même tonalité (à moins d'interpréter une œuvre de Darius Milhaud).

Je me doute bien qu'il n'existe pas une manière brésilienne spécifique de jouer la partition du quatrième violon dans le Boléro de Ravel, ni une façon typiquement javanaise de jouer du cor dans la Cinquième Symphonie de Beethoven. Je serais fort étonné, par ailleurs, d'apprendre qu’il existe une manière bouddhiste ou animiste de souffler dans un piccolo.

J’imagine qu’il n'existe pas non plus une tradition ethnique exclusive, américaine, birmane, thaïlandaise ou autre, de danser comme demi-soliste dans Les Grands Ballets Canadiens.

La beauté de la chose, cependant, réside dans la diversité des parcours de tous ces musiciens et de tous ces danseurs qui se sont retrouvés finalement et pour toutes sortes de raisons différentes au même endroit et au même moment: celui où ils nous proposent un spectacle complexe et singulier, en musique ou en danse. C'est justement la richesse de cette pluralité des itinéraires qui donne un sens et une valeur à leur réunion, pour notre plus grand bonheur.

Dans le même ordre d'idées, mais dans le domaine des arts visuels, je songeai à Sonia et Richard Robertson, sculpteurs installateurs de Mashteuiatsh, plus que quiconque préoccupés sans doute naturellement et culturellement pour le territoire et le sens de l'espace. Leur œuvre n'est pas seulement et simplement autochtone, elle est surtout d'une grande importance dans le corpus sculptural québécois, sinon américain. Leur connaissance et leur expérience singulière de l'espace et de la lumière d'ici me permettent de prendre conscience à mon tour de la nécessaire harmonie de l'homme avec la nature et la place qu'il occupe dans son environnement.

Que dire de la gravure de Francine Simonin, interviewée récemment par mon collègue et ami Jean-Pierre Guay, à CKRL? Cette artiste d'origine suisse a formé de nombreux artistes ici au Québec. Elle travaille au Québec, en Suisse et en Espagne, et l'importance de son œuvre gravée enrichit ce qu'il est convenu d'appeler «l'art québécois».

Que penser, également, et comme le fait remarquer l’écrivain et artiste visuel Roland Bourneuf, du choix du «français comme langue de création» d’écrivains québécois tels Hans-Jürgen Greif, Aki Shimazaki et Sergio Kokis? Quand Sergio Kokis choisit d'écrire ici et en français ses histoires de saltimbanques qui se passent à Gênes ou sur les côtes de l'Amérique du sud, c'est qu'il est confiant de me faire partager une fraternité humaine au delà des distances, dans une langue qui est dorénavant la sienne.

J'avais fait une expérience semblable comme membre du Cirque du Soleil, en 1984, alors que nous avions créé un spectacle unique en mettant en commun notre savoir-faire québécois, français, belge, suisse, chilien, argentin, américain et mexicain. Le metteur en scène, Michael Sinelnikoff était un comédien d'origine russo- britannique établi au Canada depuis les années quarante...

Au Québec, on parle depuis peu du «nous». On dit même : «des» nous. Au delà du «je», souvent dénoncé à tort dans la démarche des artistes, il existe un nous englobant et la création artistique, sous toutes ses formes, musicale, visuelle, littéraire, circassienne ou chorégraphique, participe justement et à sa manière au caractère inclusif de l'opération.

 

Richard Ste-Marie

7 avril 2008 / 17 novembre 2010


Gérard Bouchard


Charles Taylor

(Commission Bouchard-Taylor)