12 janvier 2007

Quand le sage montre le ciel, l'idiot regarde le doigt

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L'artiste visuel montréalais César Saêz veut installer une gigantesque banane géostastionnaire dans le ciel. Si tout va pour le mieux, elle sera visible jour et nuit du Texas pendant environ un mois en 2008. Le projet, qui coûtera un million de dollars, demandera la participation de plusieurs dizaines de personnes. C'est un projet artistique considérable, aussi ambitieux que les projets de Christo ou des artistes œuvrant dans le Land Art, sinon plus, car il s'agira sans doute du premier objet d'art spatial, avec toutes les contraintes inhérentes aux objets volants de cette envergure. Le projet de César Saëz regroupera, il va sans dire, des spécialistes du monde de la science et de la technologie.

Selon le Journal de Montréal, le Conseil des arts et des lettres du Québec et le Conseil des arts du Canada ont octroyé une somme de 65.000 dollars à ce projet d'art spatial. C'est là que le bat blesse, car d'autres bénéficiaires éventuels auraient bien aimé grignoter leur part du gâteau:

«L'Association des écrivains francophones du Québec (AEFQ) déplore que le Conseil des arts et des lettres du Québec lui refuse 4500$ alors qu'il a déjà dépensé dix fois plus pour une «banane volante» au-dessus du Texas. Un projet que les Américains refuseront «probablement» pour des raisons de sécurité, admet Béatrice Pepper, du CALQ.
Installée à L'Ancienne-Lorette, l'AEFQ a déjà 70 ans et offre un petit prix de 500$ à un écrivain d'ici. En tout et partout, l'AEFQ avait reçu 3000$ pour ses humbles activités, l'an dernier. Il comptait bien obtenir la même chose cette année mais, sur recommandation des fonctionnaires de la culture, il avait soufflé ses coûts à 4500$.
(...)
«Il y a de la discrimination sociale au CALQ. Si tu fais du théâtre ou de la poésie à Montréal, ça va, mais si t'es de Québec, et surtout de la banlieue, t'as presque rien, que des miettes», résume M. Jobin (Jean-Paul Jobin, président de l'AEFQ.)»
(Source : Michel Hébert / Le Journal de Québec)
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Un expert philosophe consulté par le Journal de Montréal se déclare tout aussi offusqué:

«C'est du gaspillage. Ce qui est grave, c'est qu'on élimine les mots art et beauté dans ce geste-là», lance le philosophe Jacques Dufresne à propos de l'oeuvre Banane stationnaire au-dessus du Texas. (...) Selon M. Dufresne, la création de Saëz n'est qu'une théorie et non pas une oeuvre d'art, parce que les sens ne seront pas sollicités au premier plan lorsqu'on la regardera dans le ciel.»
(Source : Caroline Roy / Le Journal de Montréal)
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Nous y voilà. Cette œuvre d'art n'en était pas une. Ce n'était qu'une imposture doublée d'un scandale car la chose est financée par les deniers publics alors que les subventionneurs refusent à des écrivains de banlieue les pauvres miettes qu'ils quémandaient. Dépités, ils iront se plaindre à leur députée. À suivre...

Je me suis souvent questionné sur la réaction du public envers les œuvres d'art visuel. Il m'a toujours semblé que cette réaction est plus immédiate et plus violente à leur endroit. Elle va jusqu'à dénigrer l'objet d'art en lui enlevant toute valeur, en niant son existence même comme œuvre d'art. Au moins, dans le domaine du cinéma, un film porno demeure, dans l'esprit du public, du cinéma; et dans le monde de la littérature, un roman jugé séditieux demeure de la littérature. Dans le domaine des arts visuels, une œuvre qu'on ne comprend pas (j'allais écrire: qu'on ne se donne pas la peine de comprendre) sera immédiatement réfutée, rejetée et remise en cause dans son essence même. Par le public inculte autant que par l'expert-philosophe.

«Comme Drew Westen, professeur à l'université Emory, l'a démontré, les zones du cerveau qui régissent la raison ne sont pas sollicitées quand les gens rejettent une information alors qu'elles le sont quand il y adhèrent. À l'aide de l'imagerie par résonance magnétique, M. Westen a démontré que les gens se récompensent en rejetant cette information et que les centres qui régissent le plaisir deviennent alors hyperactifs. Leur réaction pourrait se comparer à celle que ressent le toxicomane lorsqu'il consomme.»
(Source : Norman Spector / L'information à l'heure d'Internet / Le Devoir, 11 janvier 2007)
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Les journaux sont intéressés par la controverse et ils auront des titres en conséquence:
La banane volante enrage les écrivains / La banane volante suscite des réactions / On se paye une banane volante au dessus du Texas. Et Radio-Canada à Québec en fera un sujet à l'émission du matin en reprenant paresseusement la lecture du Journal de Montréal. Quand il y a scandale (ou soi-disant) l'art visuel intéresse ces médias qui autrement n'en parlent à peu près pas. On aura oublié cependant qu'il s'agissait d'une œuvre d'art... en forme de banane. Les pommes et les oranges, c'est bon pour Cézanne, mais la banane est interdite à César Saëz. On n'a pas retenu la leçon de Magritte, Ceci n'est pas une pipe...

Le public et les experts auraient été ravis si l'artiste avait déclaré vouloir faire voler une gigantesque Montgolfière en forme de banane au Texas. Ou un cerf-volant monumental. On aurait crié «Ô merveille, allons voir ça avec les enfants!» Mais César Saëz est un artiste visuel, non un cervoliste, et il a choisi la banane pour des raisons qu'il explique bien dans son site web. Encore faut-il que les écrivains, les philosophes et les journalistes se donnent la peine de le consulter. Le grand public, lui, n'en a cure: une bonne partie de la population, y compris ceux qui se prétendent cultivés et qui n'ont jamais mis les pieds dans une galerie ou un Musée est convaincue d'être venue au monde avec un jugement inébranlable sur ce qui est ou n'est pas une œuvre d'art. Rien qu'à voir (dans le Hournal de Marial), on voit bien. (Petite anecdote)

«Dans ne récente étude réalisée par deux économistes de l'Université de Chicago (...) les professeurs Matthew Gentzkow et Jesse Shapiro ont analysé les reportages des quotidiens représentant 70 % du tirage aux États-Unis en excluant les chroniques d'opinion. Ce survol leur a permis de conclure que le parti pris des médias s'explique par leur propension à proposer aux lecteurs ce qu'ils veulent entendre et lire.»
(Source : Norman Spector / L'information à l'heure d'Internet / Le Devoir, 11 janvier 2007)

J'ajouterais à ces propos que les médias ont aussi la propension paresseuse à répéter tout cuit dans le bec ce que publient les autres médias, revues de presse entendues à la radio, reprise à la télévision de la nouvelle entendue la veille à la radio, recours aux abonnements aux grandes agences internationales par les journaux dans lesquels on retrouve inmanquablement les mêmes nouvelles copiées-collées. Entre votre lever et votre coucher, il est possible et sans doute inévitable que vous voyiez et entendiez 15 fois que Myriam Bédard est recherchée. À deux minutes la nouvelle, voilà une bonne demie-heure de remplie. Par ailleurs, je le sais pour l'avoir vécu, les médias ont aussi la propension à publier ce qu'on leur fournit: j'ai maintes fois retrouvé dans les journauxl le communiqué de presse intégral que moi ou l'organisme pour lequel je travaillais leur avait fourni. Curieusement, dans le cas de la banane géostationnaire, aucun média n'a fait mention de l'existence du site web de l'artiste dans lequel le projet est décrit avec rigueur et sérieux. L'erreur de César Saëz est de ne pas avoir prévu un plan de communication plus agressif.

Je ne sais pas son choix de la banane comme sujet est une sage décision. Dans l'esprit de César Saëz, la banane est «un clin d'œil à la stupidité». Je pense que si l'artiste avait plutôt choisi de représenter une bombe ou d'inscrire dans le ciel un mot provocateur ou s'il avait voulu dénoncer par quelque symbole la domination texane de l'aérospatiale ou l'impérialisme américain, la présence de Walmart, d'Exxon, de Halliburton et du ranch de George Dobbeliou, il aurait peut-être été plus clair. L'artiste a misé sur l'humour et l'intelligence du public, cultivé ou pas. L'avenir nous dira s'il s'est trompé.

Quand le sage montre le ciel, l'idiot regarde le doigt.

© Richard Ste-Marie / 12 janvier 2007


Photo : geostationarybananaovertexas.com

VOIR LE PROJET

Les articles dans la presse:

La banane volante suscite des réactions
La banane volante enrage les écrivains
On se paye une banane géante
au-dessus du Texas
linternaute/actualité

Entrevue:
Guy Sioui-Durand
et Louise Poissant
à propos de l'œuvre de César Saëz

Réactions:

Radio-Canada / Jeunesse / blog

«Banane géante»
Rendre à César...
(lettre de Danyèle Alain au Devoir)

Une banane géante dans le ciel texan
ou les vraies questions sur l'art

(lettre de Dominique Brais au Devoir)

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La madame est pas contente
Petite anecdote sur l'art et la science